Auto-organisation

            Coup d’Etat en Bolivie                  Lutte populaire et auto-organisation

Retour d’expérience

 

Après le coup d’Etat militaire bolivien du 10 novembre 2019, j’ai pu participer à une expérience locale de structuration populaire de logique révolutionnaire et autogestionnaire à Cochabamba dans un contexte où les représentants politiques traditionnels avaient failli. L’absence d’auto-organisation des classes populaires au cours des années Morales apparait comme un élément décisif dans la réussite du coup d’Etat bolivien.

Le 10 novembre 2019, la Bolivie est le théâtre d’un coup d’Etat militaire renversant le président récemment élu Evo Morales, orchestré principalement par les grands propriétaires terriens et agro-industriels de la région de Santa Cruz. Ces derniers, dont le pouvoir économique est resté intact sous le gouvernement Morales, se sont appuyés sur la cooptation d’une partie des représentants traditionnels (politiques, syndicaux), l’armée, les comités civiques, l’église bolivienne, les corporations de médecin, collectifs de citoyens urbains de classe moyenne supérieure, des groupes paramilitaires fascistes (Union de la jeunesse crucéniste, Resistencia Juvenil Cochala…), ainsi que sur l’impérialisme de puissances étrangères, au premier rang desquelles les USA, via notamment l’Organisation des Etats Américains. Lors des trois semaines précédant le coup d’Etat, alors que ces différents acteurs politiques étaient très actifs, notamment dans les villes, les classes pauvres et moyennes basses boliviennes se sont illustrées par leur immobilisme. La mobilisation importante de ces classes a été tardive et non massive. La répression militaire et policière, qui s’en est suivie, a fait au moins 36 morts au mois de novembre, la plupart des victimes étant issues des quartiers populaires.

Dans ce contexte, des habitants de différents quartiers de la ville de Cochabamba tentent de s’organiser pour faire face. Il faut remédier à ce qu’ils identifient comme étant la cause principale de l’échec du peuple bolivien face au coup d’Etat : son manque « d’auto-organisation », qui se reflète dans le défaut « de formation politique des bases », « d’éducation populaire », « d’armement idéologique ».

Cochabamba : nouvel épicentre de la lutte populaire

La région de Cochabamba est devenue un point névralgique de la lutte populaire depuis le milieu des années 1980, où fut mise en œuvre la nouvelle politique économique, alignée sur le consensus de Washington et accompagnée de réformes structurelles, marquant l’entrée de la Bolivie dans l’ère néolibérale. La privatisation des grands secteurs de l’économie nationale en Bolivie a entraîné l’implosion du socialisme dont son fer de lance historique le syndicalisme minier marxiste, et a fait émerger progressivement la paysannerie comme l’avant-garde de la lutte populaire(1). Cette lutte s’est cristallisée à Cochabamba lors de la guerre de l’eau en 2000 et à travers la confédération des Cocaleros de la province du Chaparé, d’où est issu Evo Morales(2). Le MAS(3), parti d’Evo Morales, a émergé à partir des années 90 dans les campagnes au moyen de décennie d’ateliers et congrès paysans afin de créer un « instrument politique » complexe , agglomérant des organisations sociales et syndicales différentes et variées, paysannes et indigènes, des terres hautes et basses. Il devait permettre au mouvement paysan-autochtone de s’émanciper du pongueaje politique(4), les candidats étaient directement désignés par leurs bases respectives.

S’appuyant sur une structure préexistante d’éducation populaire pour les classes urbaines pauvres, un mouvement révolutionnaire autogéré a pris forme après le coup d’Etat, impulsé initialement par une trentaine de personne créant la « Coordinadora de bases de la Plaza de 14 Septiembre ».  Les habitants s’organisent via des assemblées de quartier, populaires et publiques, des ateliers d’auto-formation, des réunions, des manifestations, des activités culturelles. Les activités sont quotidiennes, voire pluriquotidiennes depuis début décembre 2019, avec toujours un seul mot d’ordre : « s’organiser ». Ici se côtoient les classes pauvres et moyennes urbaines et périurbaines, artisans, ouvriers, petits commerçants, travailleurs informels, étudiants, enseignants, paysans et d’autres catégories sociales, en proportions différentes selon les quartiers. Nombre d’entre eux n’avaient jamais milité auparavant, comme en témoigne cet homme de 40 ans très ému : « Je n’avais jamais participé à la politique avant. Je me suis mobilisé quand ils ont massacré les gens. C’est le cœur qui parle et je vais me battre jusqu’à la victoire finale ». D’autres sont plus aguerris, comme d’anciens mineurs syndiqués.

Le constat fait est sans appel : le peuple n’a pas été capable de faire face au coup d’Etat, à la « droite », aux « fascistes », malgré un « soutien encore très important au MAS », Movimiento Al Socialismo, parti d’Evo morales, et au « processus de changement », que confirme la victoire au premier tour avec 47% des voix (taux d’abstention stable à 11,5%). Une question revient alors régulièrement : pourquoi la réaction populaire contre le coup d’Etat a été si faible ?

Le MAS : un « parti de fan » ?

Lors d’une réunion, une camarade bolivienne avance : « La cause principale de la réussite du coup d’Etat, c’est que le MAS n’a pas armé la population idéologiquement et ne l’a pas armée tout court (matériellement) ». Elle ajoute : « Au MAS, les gens ne parlent pas, seuls les dirigeants parlent […] Le problème, c’est que tout est Evo, ce qu’on fait c’est Evo, ce qu’on ne fait pas c’est Evo. » Un camarade bolivien affirme quant à lui qu’il n’y a « pas eu de préparation politique pour que le peuple réagisse, réponde aux attaques de la droite fasciste » avant de répondre aux armes : « La question ce n’est pas de tenir le fusil, c’est d’avoir la position pour pouvoir tenir le fusil. » D’une manière générale, il semble que la lutte armée soit redevenue une option dans la lutte, ou du moins un sujet de discussion : « Après tout ce qu’il a enduré, le peuple a gagné le droit de tuer, nous avons gagné le droit de tuer. Mais nous sommes pacifiques. » L’abandon de tout projet d’auto-défense populaire au profit d’une stratégie d’intervention au niveau de l’idéologie de l’armée et de la police (« école anti-impérialiste ») s’est soldé par un échec cuisant, comme une leçon historique donnée par le coup d’Etat.

Au sein du mouvement, on déplore que l’électorat du MAS, dont beaucoup sont issus, soit composé de « fans », « fanatiques », avec leur idole charismatique Evo Morales, leur Wiphala (symbole autochtone) reconverti en « drapeau de fan ». Ces « fans » ne sortent dans la rue que lorsqu’ils sont convoqués par leurs leaders, représentants politiques ou syndicaux, donnant lieu au fameux « pouvoir de convocation » du MAS, organisation politique formée d’un conglomérat d’organisation syndicales et sociales de base paysanne et populaire.  Beaucoup de ces « fans » ne connaissent même pas, de leurs propres aveux lors d’assemblées populaires, la signification de la Wiphala et l’agitent depuis des années « en pensant que c’est le symbole du MAS ».

Ils sont nombreux à reprocher au gouvernement et au MAS de ne pas avoir fait d’éducation politique populaire pendant les 14 années passées au pouvoir. Leur parti politique étant au pouvoir, « les gens se sont endormis ». Un homme de 65 ans, « formateur » dans une branche locale affiliée au MAS, reconnaît « l’échec » de la formation populaire. Une formation intervenue très tardivement il y a deux ans seulement, centralisée et ne touchant que très peu de gens dans les villes. « Les gens, si on prend par exemple les artisans mécaniciens, n’ont pas une vision claire des évènements et ont été sensibles à la propagande grotesque de l’opposition », avant de poursuivre : « le problème également, c’est que les députés du MAS ont pactisé avec la droite, ils ne suivent pas le peuple. Ils sont de la classe moyenne haute, n’ont jamais vécu dans la pauvreté et dans la douleur. Ils ne connaissent pas les souffrances du peuple. »

En effet, la cooptation d’une bonne partie des représentants politiques et syndicaux a été un élément clé pour expliquer la faiblesse de la réaction populaire au coup d’Etat. Parmi les « cooptés », il y a les invités qui sont souvent décrits lors des assemblées populaires comme des « opportunistes de la classe moyenne ». Ces personnalités obtenaient des postes au sein de l’institution (députés, ministres, maires…) sans passer par les bases du MAS, invités directement par Morales. Il s’agissait d’exercer un attrait sur la classe moyenne à des fins électorales. Un ancien mineur syndiqué dénonce le clientélisme des dirigeants de la COB (central ouvrière Bolivienne) et des centrales syndicales minières, l’absence de formation politique, alors que les mineurs constituaient historiquement, avant la période néolibérale, le fer de lance de la lutte populaire bolivienne, extrêmement bien autostructurés et autoformés politiquement(5). Ces militants de la Coordinadora font également remarquer, non sans amertume, que 2 à 3 millions de soutien initiaux du MAS sont sortis de la pauvreté « grâce au MAS », mais une partie n’a pas voté pour Evo Morales ou est restée « neutre » pendant le coup d’Etat. Ironie de l’histoire !

Auto-organisation et lutte urbaine

L’objectif de la coordinadora est clairement établi dans ses principes de bases, à savoir « préparer les gens de la base à construire ensemble une nouvelle société : il s’agit du socialisme communautaire Sumaq Kawsanapaq (Sumaq Quamaña o Vivir bien) ». Le socialisme communautaire est pour l’instant resté à l’étape de projet lointain en Bolivie dans l’esprit des dirigeants lorsque Morales était au pouvoir.  Le « capitalisme andino-amazonien » est jugé plus réaliste à la situation actuelle du pays selon l’ex-vice-président Álvaro García Linera (6). Il est intéressant de noter que ce dernier, ancien partisan de l’insurrection populaire armée au sein des Ayllus Rojos et véritable tête pensante du gouvernement Morales, considérait en 2008 que le communisme serait possible en Bolivie grâce à un mouvement ouvrier fort et auto organisé(6). Pour autant et malgré ses déclarations, rien n’a été fait pour inciter et appuyer l’auto-organisation des travailleurs pendant ces 14 années de règne d’Evo Morales.

Le mouvement de la « Coordinadora de bases de la Plaza de 14 Septiembre » est organisé de façon « horizontale, inclusive, participative, et pratique la démocratie communautaire directe ». La stratégie initiale consiste à encourager l’auto-organisation d’assemblées populaires dans les quartiers de Cochabamba, Quiracollo et Sacaba – municipalité aux entrées Est et Ouest de Cochabamba – par les habitants. Ces assemblées sont appuyées initialement par des membres de la coordination centrale résidant dans le quartier en question, avec immédiatement une logique d’autogestion. En plein quartier populaire, un espace autogéré urbain, unique en Bolivie, permet au mouvement de s’organiser. Les assemblées populaires publiques ont pour objectif principal d’attirer des travailleurs au sein du mouvement, à travers la discussion de thématiques spécifiques, choisies en amont : coup d’Etat, socialisme communautaire, Whipala, massacres, Etat plurinational etc.

La Coordinadora est structurée en équipes collectives de Commission de Travail sur diverses thématiques : économie et autofinancement, éducation populaire, art et culture populaire, logistique… et autour de groupes spécifiques (femmes, jeunes). Chaque nouveau membre « doit » rejoindre au minimum une commission de travail, idéalement deux. Le consensus est toujours recherché dans la prise de décision.

Les ateliers d’autoformation ont lieu trois fois par semaines en moyenne, à la fois théorique (e.g capitalisme, histoire des mouvements sociaux en Bolivie…) et technique (formation à des outils de militantisme, auto-financement…).  Tout le monde est ouvertement anticapitaliste et anti-impérialiste. Même si certains se revendiquent ouvertement « marxistes », le mouvement n’a pas d’étiquette socialiste particulière, car le socialisme des classes productives urbaines est « pratiquement inexistant » en Bolivie, le sujet historique portant Morales au pouvoir étant l’indigène originaire, paysan des campagnes. Et si d’autres ne cachent pas leur ressentiment envers les « trotskystes boliviens » ou autres comités de districts à Cochabamba, qui « n’ont jamais incité à la formation politique de leur base » et se comportent comme de « petits leaders avangardistes de classe moyenne, voulant uniquement conserver leur manne électorale », c’est pour mettre l’accent sur la difficulté d’étendre le mouvement d’autogestion face à des groupes politiques ou syndicaux locaux existant depuis de nombreuses années, d’organisation verticale et soucieux de conserver une base électorale docile. Il est évident que ces derniers voient d’un mauvais œil l’émergence d’assemblées populaires autogérées dans leur zone d’influence historique, particulièrement dans la banlieue sud de Cochabamba.

Les manifestations sont également régulières et « importantes » ici car « il faut reprendre la rue » laissée à la droite lors des 3 semaines précédant le coup d’Etat. La tension entre la volonté de résultats rapides, une certaine impatience et le processus plus long d’auto-structuration populaire est également palpable.

L’assemblée hebdomadaire publique de la « Coordinadora de bases de la Plaza de 14 Septembre » a lieu sur la place du même nom. Quelques travailleurs de la place principale s’arrêtent ici et là, vendeuses ambulantes, cireurs de chaussures, etc. Ils sont rapidement invités à s’exprimer et à rejoindre une commission de travail. Mais globalement le groupe peine à attirer beaucoup de monde (entre de 30 à 40 personnes), car nous sommes en plein centre-ville de Cochabamba, quartier des classes moyennes-supérieures, dont une bonne partie a soutenu le coup d’Etat.

Sans surprise, l’affluence est bien plus importante dans les quartiers des classes populaires. Lors de la première assemblée populaire sur la place centrale de Sacaba, le jeudi 2 janvier 2020, on dénombre plus de 300 personnes, principalement des travailleurs de classe populaire, mais aussi beaucoup de jeunes très déterminés, qui étaient en première ligne lors du massacre de Sacaba. Ceux-ci ont depuis formés un groupe local resistance juvénile de Wayana pour s’auto-organiser dans la lutte contre le coup d’Etat. Les récits poignants qui décrivent l’horreur du massacre se succèdent : « Ils nous ont abattus comme des chiens » (7). Les contacts sont pris, les gens s’auto-organisent et définissent le jour hebdomadaire qui deviendra immédiatement bi-hebdomadaire en raison de l’affluence importante.

De même à Quillacollo le 5 janvier, ville périurbaine à l’entrée ouest de Cochabamba. A cet endroit, se rassemblent principalement des ouvriers, anciens mineurs syndiqués, et paysans. Le discours de classe est marqué. Un homme de 40 ans : « Les riches ne savent pas fabriquer quoi que ce soit ! Ils ne travaillent pas. Sans nous ils ne sont rien ». La récupération par les travailleurs des unités de production est également évoquée. L’assemblée de la coordinadora de Quillacollo vient de naitre.

En Bolivie, il existe un lien très fort entre la campagne, les zones périurbaines et les quartiers populaires qui sont des zones de jonction avec le monde paysan, et où les classes populaires vivent souvent à cheval entre la petite économie informelle des villes et l’économie familiale paysanne de campagne. L’agriculture représentait 30% des emplois en 2017, 21% pour l’industrie et 49% pour les services(8). En dehors du secteur agricole, l’économie informelle représente 71% des emplois. Au sein du mouvement, il parait clair que les paysans indigènes forment la base sociale du processus révolutionnaire en Bolivie, les classes urbaines pauvres et moyennes basses devant se structurer et s’articuler avec eux. La force de mobilisation populaire se situe dans les campagnes, très organisées sur le plan syndical, mais avec une base souffrant parfois d’un certain degré de suivisme des leaders, eux même susceptibles d’être récupérés par l’opposition, comme ce fut le cas pour un certain nombre d’entre eux lors du coup d’Etat. On peut notamment citer Juan Carlos Huarachi à la tête de la COB, qui appela ouvertement à la démission du gouvernement Morales quelques heures avant le coup d’Etat(9), tandis que Vitaliano Mamani(10), membre du comité exécutif de la COB et dirigeant de fabril devenait plus tard, le 9 décembre 2019, vice-ministre du travail au sein du gouvernement putschiste. Cette nomination fut appuyée par la COB alors même que les classes populaires subissaient une répression criminelle dans la rue. La COB, ombre d’elle-même, a vu dans les manifestations de classes moyennes urbaines traditionnelles, largement racistes et réactionnaires, l’incarnation du peuple bolivien : « Le peuple le réclame ». Ce même Juan Carlos Huarachi déclarait pourtant 5 mois plus tôt soutenir Evo Morales car « Evo est le peuple, Evo est le pays »(11). Après des mois de complaisance vis-à-vis du gouvernement putschiste, la COB semble désormais suivre une option politique calculée, plus critique, non par conviction mais par pragmatisme face à la lutte populaire et le soutien encore important dont bénéficie le MAS. Cet épisode illustre l’état de léthargie idéologique et organisationnel dans lequel se trouve la COB et plus largement les organisations syndicales du MAS, dont les représentants ont été trop occupés pendant des années à briguer des postes dans la bureaucratie d’Etat. Les choses furent différentes dans la province du Chapare où les habitants sont spontanément allés dans la rue pour lutter contre le coup d’Etat. Ils ont expulsé la police nationale, détruit ses postes et casernes, faisant du Chapare un territoire autogouverné via les centrales syndicales de travailleurs, en s’appuyant sur les six fédérations de Cocaleros. J’ai pu le constater début janvier à Villa Turani où des polices d’union avaient été mises sur pied sous le contrôle de la communauté par l’intermédiaire des centrales de travailleurs (jusqu’à 30 centrales par fédération).

Une lutte anticoloniale

La « bataille culturelle » contre la « culture capitaliste individuelle néolibérale » est aussi très présente dans le mouvement avec de nombreux événements solidaires dans les quartiers populaires : aide scolaire, partage d’Api (boisson autochtone à base de maïs) et Buñuelos (beignets bolivien), jeux avec les enfants de quartiers le jour de Noël, soirée régulière sur le thème de la Whipala et l’indianité, chants révolutionnaires à chaque rencontre, repas solidaires et militants, rituels autochtones, etc. Lors de l’assemblée du 23 décembre sur la place principale du 14 septembre, à l’approche de Noël, les participants chantent ensemble la célèbre chanson Creo en vos du chanteur Nicaraguayen Carlos Mejia Godoy sur la théologie de la libération(12). Chacun est ensuite amené à exprimer son ressenti et opinion vis à vis des paroles chantées. On rêve ici noël solidaire et sans trêve sur le plan de la lutte populaire, et non d’une fête commerciale. Cette pratique populaire est à mettre en contraste avec l’Eglise évangélique bolivienne qui a joué un rôle dans le coup d’Etat.

Malgré l’instauration d’un Etat plurinational en 2009, on estime que « Le gouvernement n’a rien fait pour la décolonisation ». A la lutte des classes s’incorpore une lutte de décolonisation dont la Wiphala est le symbole, omniprésente dans les luttes populaires boliviennes. Chaque évènement au sein du mouvement finit systématiquement autour du drapeau de la Whipala où chacun est invité à exprimer le sens de Whipala dans sa vie et dans la lutte. Ce symbole de la philosophie andine reflète notamment le lien profond entre l’homme et la nature ; nature qui n’est pas considérée comme un élément extérieur qu’il faudrait maitriser. « Sortir la Wiphala est un acte de décolonisation ».

Répression et lutte populaire

Il existe ici un réel climat de peur lié à la répression. Un homme de 65 ans, rencontré sur un marché de Cochabamba, dénonce fermement le coup d’Etat, mais refuse ma proposition de venir participer au mouvement autogéré en raison de sa peur des groupes fascistes, les « motoqueros ». Ces motoqueros sont des groupes de jeunes issus des classes moyennes et supérieures de Cochabamba, ouvertement racistes, armés (battes de base-ball, chaînes, grenades, armes à feu), qui chargent sans hésitation des travailleuses indigènes sans défense ou des manifestants brandissant la Whipala, avec la complicité de la police putschiste. La 7e fédération des cocaleros du Chapare, située à Cochabamba, a été détruite par les motoqueros. De nombreux militants sont qualifiés de « séditieux » ou « terroristes » et emprisonnés par le pouvoir en place en Bolivie(13). Une pancarte brandie lors des assemblées rétablit la vérité : « Nous ne sommes pas des terroristes, nous sommes le peuple ».

Des processus similaires ont lieu dans d’autres régions, notamment à El alto, où j’ai rencontré un groupe de militants clandestins, car ici les assemblées publiques sont impossibles à organiser. La police rode dans les quartiers sous tensions depuis le massacre de Senkata et met en prison les « agitateurs », qualifiés là encore et toujours de « séditieux » et « terroristes ». Des réunions départementales à Cochabamba (fédération de Cocaleros) et nationales (El Alto, Plan 3000 de Santa Cruz, Oruro…) sont en cours de planification afin de construire un « mouvements des mouvements » capable d’articuler et coordonner l’organisation des bases populaires, paysannes et citadines, sur une logique autogestionnaire afin de « construire depuis la base et depuis la gauche le pouvoir populaire pour générer l’hégémonie ». J’ai pu au sein du mouvement partager mon expérience des gilets jaunes notamment lors d’un atelier spécifique s’inscrivant dans le principe n°5 du mouvement « solidarité et réciprocité entre nous […] pratique de l’internationalisme solidaire entre les peuples ».

Le MAS : critiqué mais soutenu

Malgré le principe « non électoraliste » du mouvement, le soutien au MAS et à Evo Morales, bien que critique, persiste sans ambiguïté, et on ne cesse de rappeler les bienfaits de la politique de cette organisation qui a permis à 2,2 millions de personnes de sortir de la pauvreté (20% de la population). Des militants voient même cette période post-coup d’Etat comme « une opportunité pour améliorer le MAS, traiter la question de la participation populaire, de l’armement du peuple, des invités… ». D’autres, au contraire, ne perçoivent de possibilité d’évolution vers le socialisme communautaire que par l’insurrection des masses auto-organisées. Et enfin beaucoup espèrent améliorer le MAS en attendant ce soulèvement. Il est important de comprendre que le nationalisme populaire est une réalité politique, idéologique et existentielle très concrète en Bolivie (2), alors que la bourgeoisie traditionnelle du croissant oriental (Santa Cruz, Beni, Pando, Tajira), d’extrême droite, privilégie un projet d’autonomie de type fédéraliste.

Le défi de l’auto-organisation permanente

Le mouvement est embryonnaire et je me garderai bien de prédire son évolution, mais il est évident qu’il devra faire face à de nombreuses difficultés. L’une d’entre elles sera de fédérer des classes populaires aux profils sociologiques variés qui prennent parfois la forme d’un fort corporatisme : de la petite paysannerie familiale précaire basée sur la propriété privée aux structures paysannes de production collective en passant par les paysans sans terres, des ouvriers mineurs (secteur public et privé) aux travailleurs des « coopératives » minières, des travailleurs urbains du secteur informel aux salariés, sans oublier les tendances contradictoires des nouvelles classes moyennes. Fédérer certes, mais sans oublier que la plus grande des difficultés est de mettre en place une auto-organisation permanente. Compte tenu des spécificités boliviennes et d’une urbanisation galopante, il me semble qu’un tel mouvement devra s’appuyer sur l’existence d’un lien historique fort entre ville (ouvriers-artisans-travailleurs informels) et campagne (paysans), sous peine de n’être qu’un coup d’épée dans l’eau. A l’heure de l’émergence d’une bourgeoisie rurale indigène locale en Bolivie, la lutte des classes au sein de la paysannerie semble également primordiale. Dans son projet de réponse à Vera Zassoulitch écrit en 1881 au sujet de la possibilité d’une révolution en Russie, alors très peu industrialisée, Marx évoqua la possibilité d’un socialisme communautaire émergeant à partir de la paysannerie en raison du caractère collectif historique de la propriété paysanne russe (contrairement à la paysannerie anglaise) et du degré de progrès technique, d’outillage de la commune Russe à l’époque(14). De telles conditions sont-elles réunies en Bolivie ? Rien n’est moins sûr. L’agro-industrie privée des grands propriétaires terriens et l’agriculture familiale paysanne sont largement majoritaires. Cette dernière est très peu développée sur le plan technique, tandis que la première est très productive(15). Dans les campagnes boliviennes, tandis que la propriété collective semble minoritaire et en difficulté (e.g coopératives de quinoa), la propriété privée individuelle semble être progressivement supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d’autrui, le salariat. Pour finir, on voit difficilement comment le MAS, qui a cessé d’être l’émanation des bases depuis fort longtemps, si tenté qu’il l’ait vraiment été, pourrait soudain incarner ce changement radical ou du moins l’aider.

Une série de contradictions importantes, dont l’analyse dépasse l’objectif de ce texte, laisse à penser que la réussite du coup d’Etat était prévisible. On se contentera de remarquer que l’utilisation de la voie institutionnelle était en contradiction avec l’auto-organisation populaire et son corollaire l’autodéfense populaire, tandis que le soutien au mode de production capitaliste était en contradiction avec le soutien à d’autres modes de production et rapports sociaux (collectifs, communautaires) dont une partie des bases du MAS est issu, entrainant ainsi un effritement du soutien au MAS. Les conséquences funestes de la marchandisation du quinoa sur les communautés andines boliviennes illustrent tragiquement les propos de Marx dans le Capital : « L’échange de marchandise commence là où les communautés finissent ».

Rosa Luxembourg l’expliquait déjà clairement en 1918 : « Le socialisme doit être fait par les masses, par chaque prolétaire »(16). Le coup d’Etat fascisant bolivien est, d’une manière générale, une leçon de plus pour la gauche : un peuple dépossédé de ses prérogatives politiques ne peut mener à bien le changement vers le socialisme, ni faire face aux attaques réactionnaires. Le prolétariat doit se structurer à partir de la base via l’auto-organisation populaire.

Loin d’être un « accident » comme le prétend Álvaro García Linera à la veille des élections d’octobre 2020(17), ce coup d’Etat est au contraire un enseignement pour les luttes à venir : Seul un mouvement de masse autoorganisé peut renverser le système capitaliste et non un peuple suivant son idole, aussi parfaite (ou pas !) soit-elle. Désormais, le peuple bolivien n’a « plus le choix ». Et ce n’est pas le seul.

 

Références

  1. Lors du tounant néolibéral, 23000 mineurs et des milliers d’ouvriers ont été relocalisés dans la région de cochabamba, reconvertis notamment en petit producteurs de coca, de fruits et légumes, formant ensuite des syndicats paysans puissants par leur solide formation politique acquise dans les mines et manufactures. LACROIX Laurent, Le GOUILL Claude, Le « processus de changement » en Bolivie. La politique du gouvernement d’Evo Morales (2005-2018), IHEAL, Paris, 2019.
  2. STEFANONI Pablo, “QUE HACER CON LOS INDIOS…” y otros traumas irresueltos de la colonialidad, Plural Editores, La Paz, 2010.
  3. Le MAS (movimiento al socialismo) est le parti politique de Evo Morales. Evo Morales est arrivé au pouvoir avec le MAS par les urnes en 2006.
  4. Désigne l’utilisation des paysans par les partis pendant les campagnes électorales.
  5. Le tournant néolibéral de 1985 entraina le licenciement de 40000 travailleurs des manufactures et relocalisation de 70% de la main-d’œuvre minière. La Centrale Ouvrière Bolivienne (COB), syndicat ouvrier historique qui jouait depuis des décennies un rôle d’entité matrice articulant les principales organisations de travailleur du pays connu une crise sans retour.
  6. STEFANONI Pablo, RAMIREZ Franklin, SVAMPA Maristella, Las vías de la emancipación en Bolivia: Conversaciones con Álvaro García Linera, Ocean sur, Mexico, 2009.
  7. https://simonb.noblogs.org/post/2020/10/14/hommage-aux-martyrs-du-massacre-de-sacaba-en-bolivie/.
  8. LO/FTF Council Analytical Unit. Avril 2018. Perfil del Mercado Laboral 2018. Consulté sur http://dicyt.uto.edu.bo/observatorio/wp-content/uploads/2019/04/Perfil-mercado-laboral-Bolivia-2018.pdf.
  9. La Central Obrera Boliviana pidió la renuncia a Evo Morales, disponible sur : https://www.infobae.com/america/america-latina/2019/11/10/la-central-obrera-boliviana-pidio-la-renuncia-a-evo-morales/.
  10. Vitaliano Mamani, dirigente de la COB, asume como Viceministro de Trabajo. Disponible sur : https://www.opinion.com.bo/articulo/pais/dirigente-cob-asume-como-viceministro-trabajo/20191210122009740671.html.
  11. Huarachi explica su apoyo a la candidatura de Morales: “Es porque Evo es pueblo, Evo es país”. Disponible sur : http://www.oxigeno.bo/pol%C3%ADtica/36180.
  12. La théologie de la libération est « un ensemble d’écrits », ayant émergé dans les années 70 au sein de l’église catholique en Amérique Latine, à tonalité subversive qui se caractérise notamment par le choix prioritaire de défendre les pauvres, la critique de l’idolâtrie du marché, de la notion du progrès et du péché structurel, et la dénonciation prophétique des injustices. Elle est l’expression théologique d’un large mouvement social et religieux anticapitaliste et anticolonial apparu au cours de la seconde moitié du 20es en Amérique Latine.
  13. IHRC. Aout 2018. « They Shot Us Like Animals » : Black November & Bolivia’s Interim Government. Consulté le 10.08.2020 sur http://hrp.law.harvard.edu/wp-content/uploads/2020/07/Black-November-English-Final_Accessible.pdf.
  14. « En Russie, grâce à une combinaison de circonstances unique, la commune rurale, encore établie sur une échelle nationale, peut graduellement se dégager de ses caractères primitifs et se développer directement comme élément de la production collective sur une échelle nationale. […]cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie. » Karl Marx, Projet de réponse à Vera Zassoulitch, Février-mars 1881.
  15. 75% des produits consommés en Bolivie viennent du département de Santa Cruz, dont 82% de l’agro-industrie. A l’échelle nationale, le département de Santa Cruz produit à lui seul 93% de la viande, 63% des fruits, et même 45% des pommes de terre. LACROIX Laurent, op. cit.
  16. LUXEMBURG Rosa. Décembre 2018. Notre programme et la situation politique. Discours au Congrès de fondation du P. C. Allemand (Ligue Spartacus) Consulté sur https://www.marxists.org/francais/luxembur/spartakus/rl19181231.htm.
  17. https://la-razon.com/nacional/2020/10/10/garcia-reaparece-y-califica-de-accidente-historico-al-gobierno-de-anez/.

 

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Hommage aux martyrs du massacre de Sacaba en Bolivie 

« Nous ne sommes pas des terroristes, nous sommes le peuple »

Le 15 novembre 2019, des milliers d’habitants de la ville de Sacaba en Bolivie se dirigent vers le centre-ville de Cochabamba afin de protester contre le coup d’Etat orchestré contre Evo Morales 4 jours plus tôt. Avant même de pouvoir atteindre la place principale, ces manifestants largement issus des couches populaires de Sacaba ou de la province du Chaparé sont violemment réprimés par la police et l’armée au niveau du pont Huayllani. Ces dernières tirent à balles réelles sans sommation sur une foule désarmée, le bilan sera d’au moins 11 morts et 120 blessés(1). La veille, le gouvernement putschiste avait signé le décret 4078, visant à immuniser de toutes responsabilités pénales « le personnel des forces armées participant à des opérations de rétablissement de l’ordre intérieur et de la stabilité » pour toute action entreprise en réponse aux manifestations.

Les témoignages suivants émanent de manifestants ou témoins présents au moment du massacre, s’exprimant au cours d’une l’assemblée populaire à Sacaba le 2 janvier 2020 et d’une réunion informelle de militants à Cochabamba fin décembre 2019. La police et l’armée n’ont subi aucune perte et pour cause chacun témoigne ici du caractère pacifique de la manifestation.

Une jeune femme militant dans le groupe résistance juvénile de Wayana nouvellement formé après le massacre témoigne :

« Les policiers ont tiré une 1ère salve puis 2e salve de lacrymogènes, ensuite ils ont tiré à balles réelles […] Ils nous ont abattus comme des chiens. La 1ère ambulance est arrivée seulement une heure après, les blessés ont dû se débrouiller avec des taxis. » La jeune femme relate avoir accompagné trois blessés dans la clinique privée la plus proche. Arrivé sur place, le personnel de la clinique leur a répondu dans un premier temps qu’il n’y avait « pas de médecin », qu’on ne pouvait pas les soigner, avant de finalement leur dire « Masistas, no atendemos» (2) . « Nous avons dû trouver un autre hôpital » poursuit-elle.

Ce n’est pas un hasard si des manifestants dénonçant le coup d’Etat se sont vu refuser les soins. Le corps médical, historiquement très à droite en Bolivie, a très largement appuyé le coup d’Etat, notamment à la Paz à travers des corporations médicales très organisées. La jeune femme indique également que certains de ses amis blessés avaient des balles dans les jambes mais ne sont pas allés à l’hôpital par peur d’être dénoncés et arrêtés. Celle-ci poursuit : « La scène a été nettoyée entièrement donc il n’y a pas de preuve ». « Les rapports d’autopsie indiquent seulement « mort par balles », sans aucune précision, pas de localisation des balles, pas de taille ni calibre […] il n’y a pas eu d’analyse balistique ».

Bien que la CIDH (commission interaméricaine des droits de l’homme) ait qualifié les événements de « massacre », le gouvernement putschiste a expliqué que les manifestants s’étaient entretués. La jeune femme relate des dizaines de blessés et de disparus. Elle évoque également un jeune photographe qui « avait pris pleins de photos des morts et blessés gisant à même le sol à l’hôpital, il avait été menacé de mort à plusieurs reprises dans l’hôpital s’il continuait à prendre des photos […] Il a disparu ». Les journalistes ne relayant pas la fable officielle font l’objet d’une répression importante, l’état putschiste les qualifiant de « séditieux ».

La jeune femme exprime également sa déception vis-à-vis de l’attitude des dirigeants du MAS présents le jour du massacre, organisateurs de la marche et qu’elle décrit comme étant tranquillement à l’arrière en train de regarder, envoyant les jeunes au front de la manifestation et temporisant alors même que la répression débutait. Mais plus encore : « Le lendemain les gens à Sacaba étaient chaud, très remontés, mais les dirigeants du MAS ont temporisé et n’ont pas appelé à sortir dans la rue ». Il n’y a donc pas eu de manifestation.  Ce témoignage vient étayer un autre enseignement de la crise bolivienne, celui de la faillite des représentants traditionnels et du manque d’auto-organisation populaire.

Une autre jeune femme portant son enfant témoigne : « il y avait un jeune à mes côtés, ils lui ont tiré une balle dans la tête, ils lui ont tiré dessus ! à ce moment je ne savais plus si je devais sauver le jeune ou protéger mes enfants. Ici il y a eu un massacre par balle, je suis témoin de cela ». Elle n’était pas venue manifester mais « aider pour les boissons et la nourriture ».

Une infirmière d’une trentaine d’année, présente sur place comme volontaire de santé avec un groupe de paramédicaux témoigne : « Nous avons soigné environs 200 personnes, des vieux, des jeunes, des blessés par balle. Les gens n’étaient pas armés comme l’affirme les putschistes […] La croix rouge n’était pas là. » Selon elle, son groupe de volontaires s’est violemment fait prendre à partie par la police : « Pourquoi vous aidez ces indiens de merde […] si vous continuez, on va vous embarquer ». Essayant de justifier leur présence comme un devoir de soin en tant que personnel de santé, un volontaire a été violemment traîné puis embarqué par la police.

Ces témoignages sont largement corroborés par un récent rapport de l’université d’Harvard (IHRC) s’intitulant : « ils nous ont fusillés comme des animaux »(1).

Il s’agit malheureusement du énième massacre d’un peuple se soulevant contre le joug de l’oppression, cette fois ci incarné en Bolivie par un gouvernement putschiste d’extrême droite, raciste et inféodé aux intérêts des puissances occidentales. Au moins trente-six personnes ont été massacrées du 10 au 27 novembre 2019 en Bolivie, des milliers d’autres sont mortes depuis en raison notamment d’une gestion catastrophique et criminelle de la crise sanitaire liée au coronavirus. A l’heure où la bourgeoisie bolivienne bricole et use de subterfuges pour rester au pouvoir sous une forme ou sous une autre, les peuples en luttes du monde entier se doivent d’honorer la mémoire de ces martyrs victimes d’un système barbare.

Références.

  1. IHRC. Aout 2018. « They Shot Us Like Animals »: Black November & Bolivia’s Interim Government. Consulté le 10.08.2020 sur http://hrp.law.harvard.edu/wp-content/uploads/2020/07/Black-November-English-Final_Accessible.pdf.
  2. En français : « nous ne soignons pas les Masistas ». Les masistas sont les boliviens en faveur du MAS (movimiento al socialismo), parti politique d’Evo Morales.

 

Photos: 1ère journée de commémoration du massacre de Sacaba, 3 janvier 2020, proche du pont Huayllani, Sacaba.


 

Photos: Assemblée populaire de Sacaba, janvier 2020.


Photo: Kermesse solidaire en soutien à Julio Pinto Mamani, père de 5 enfants et membre du syndicat 2 de Junio de la Central Independiente. Ayant reçu une balle dans la tête lors du massacre de Sacaba, Julio était dans le coma depuis le 15 novembre 2019. Il est décédé le 11 juin 2020.

Racisme et lutte des classes en Bolivie

Nous sommes en décembre 2019, dans un appartement bourgeois de la banlieue de Sucre, actuelle capitale constitutionnelle de la Bolivie qui fut jadis la ville la plus riche et la plus cultivée d’Amérique du Sud où l’aristocratie coloniale jouissait de revenus fabuleux tirés de l’exploitation des autochtones dans les mines avoisinantes de Potosí, jetant par les balcons vaisselle d’argent et ustensiles en or au crépuscule de fêtes somptueuses(1). Désormais, seuls demeurent vivant les fantômes de la richesse passée.

Un mois plus tôt, un coup d’Etat militaire renversait le président récemment élu Evo Morales, orchestré principalement par les grands propriétaires terriens et agro-industriels de la région de Santa Cruz. Notre hôte, économiste retraité d’une soixantaine d’année, a travaillé au ministère du développement avant le gouvernement Morales, puis dans le secteur privé des hydrocarbures. Ce Bourgeois bolivien est la parfaite personnification de la classe supérieure bolivienne. Son orientation idéologique ne prête à aucune confusion. Il « aime le capitalisme » et il « n’aime pas le socialisme » car « le socialisme c’est mal ». Pour parfaire le tableau, sa femme est médecin biologiste et ils ont trois enfants, deux sont psychiatres et un économiste. Il confie également des liens de parenté avec un ancien président Bolivien.

Ecoutons le parler des indigènes(2) : « L’indien fait bêtement ce qu’on lui dit […] L’indigène ne comprend rien […], il n’est pas éduqué, il est stupide. » Les « indigènes » sont « violents » affirme-t-il. Il en veut pour preuve leur comportement récent à El Alto, poumon économique de l’altiplano composé de 80% d’Aymara. Après le coup d’Etat les indigènes ont « bloqué les routes violemment » – lisez les barricades – en « agressant et en frappant les gens » – lisez la police et l’armée, les bourgeois étant planqués dans leurs quartiers – tandis que les gens « civilisés » de la Zona Sur (bastion bourgeois de La Paz) ont « bloqué pacifiquement » les routes de leur quartier, en « expliquant gentiment aux gens qu’ils pouvaient passer » sous réserve (mais notre bon bourgeois ne prend pas la peine de le préciser), de ne pas être indigène. Lorsqu’on l’interroge sur l’origine de cette violence, notre Bourgeois bolivien a une explication infaillible : « L’indigène ne réfléchit pas et réagit par la violence. Ce n’est pas une question de pauvreté, c’est culturel, les gens des campagnes sont comme ça. » Ecoutons désormais ce qu’il a à nous dire sur le problème de la drogue, lui qui affirme ouvertement que « Morales est un narcotrafiquant […] et un pédophile […]. Il aime la pédophilie […] Si les pères de familles disaient « ce n’est pas bien de gagner sa vie avec la cocaïne », on n’aurait pas ce problème. Donc il s’agit d’une question de valeur et d’éducation. » Problème résolu.

Son discours est également empreint d’un mépris insondable envers les croyances autochtones. La chrétienté étant présentée comme la normalité, la vérité indiscutable, tandis que les premières sont profondément dénigrées comme « arriérées ». Mais attention, notre Bourgeois Bolivien n’en démord pas il « n’a rien contre les indigènes ». Il endosse désormais sa casquette d’écologiste pour dénoncer la pollution des rivières liées aux activités minières dans la région de Potosi qui sont faites « au dépend des indigènes ». Ce propos traduit-il une soudaine compassion envers l’indigène ? Ou envers la nature ? Loin s’en faut ! Cela traduit plutôt une instrumentalisation de la question écologique par la bourgeoisie à des fins politiques, en l’occurrence ici dégager Morales du pouvoir. Certaines de ces affirmations peuvent paraître grotesques mais elles n’en reflètent pas moins le discours global des classes dominantes en Bolivie au lendemain du coup d’Etat. Une question se pose alors, comment expliquer l’intensité et la violence du racisme au lendemain du coup d’Etat dans ce nouvel état « plurinational » Bolivien (2009), dont la constitution prône la « connaissance mutuelle » et la « coopération entre les peuples de la région » ?

La fabrication de la hiérarchie raciale

Historiquement, la Bolivie a été l’objet d’une hiérarchisation « raciale » où la classe dominante, issue du colonialisme et d’origine européenne a imposé ses pratiques et ses croyances. Cette hiérarchie a été imposée par la violence à travers un processus de lutte de classes.

Au début du XXe siècle, la stratégie migratoire de blanchiment ayant échouée en Bolivie, l’éducation – largement inspirée des systèmes pédagogiques européens – est perçue comme un élément central pour « améliorer », « régénérer la race » d’un peuple considéré comme « malade »(3). Autrement dit, l’objectif est de désindianiser le pays. Dans l’imaginaire bourgeois, le rôle de l’école libérale est de convertir « l’indien sauvage, brutal et criminel » en sujet passif non agressif, apte pour le travail, et in fine un bon esclave, péon ou sa version moderne, un salarié. La conversion de la « race inférieure » notamment via la castillanisation est considérée comme « une absolue nécessité pour unifier la république » dans un contexte de forte crainte des élites libérales de la « guerre de races » (4). La langue espagnole est donc imposée comme unique bien culturel linguistique légitime – jusqu’à l’arrivée du gouvernement Morales – agissant comme langue de domination et capital de différenciation sociale à l’intérieur même des communautés aymaras et quechuas (5,6).

De même, la religion chrétienne est déclarée comme la seule croyance légitime, ou plutôt la deuxième après le sacro-saint système marchand capitaliste. Les institutions politiques bourgeoises placent en bas de l’échelle les croyances des peuples andins et amazoniens ainsi que les modes d’organisations productifs et politiques communautaires traditionnels (eg. ayllu). Les stéréotypes ethniques (indien, cholo, métisse, señor) procèdent également d’une logique de hiérarchisation, le terme indien étant perçu comme la référence négative. Des attributs « non indigènes », le nom, la couleur de peau, la langue ou la tenue vestimentaire permettent d’obtenir un avantage social concret (emploi, bourse, contrat, prêt bancaire, grandes écoles…). De nombreux boliviens indigènes relatent l’impossibilité à la fin des années 1990 d’accéder aux places centrales, magasins, cafés, bars de nombreuses villes boliviennes en raison de leur origine ethnique : « Avant l’arrivée d’Evo Morales au pouvoir, porter la pollera (jupe bouffante) ou parler quechua au centre-ville était impensable pour mes parents ».

Ceci nous amène à la complexité de la question ethnique en Bolivie où historiquement, les concepts d’ethnicité, de « race » et de classes ont toujours été étroitement liés et ont vu leurs critères de définition changer au cours du temps. Disons tout de suite que les catégories ethniques en Bolivie sont des constructions sociales et dynamiques qui varient selon l’organisation économique, sociale et politique. Elles n’existent pas par elles-mêmes.

Le terme « indien » correspond initialement à une catégorie tributaire et administrative à travers les obligations des populations originaires envers l’Etat espagnol (7). Au fil du 19e siècle, une nouvelle catégorie vit le jour : les « cholos », composés d’ouvriers et artisans urbains, issus d’un métissage (« indien » et créole) et conservant de forts liens avec les populations indigènes. Lors de la Révolution Nationale (1952) – qui s’illustra notamment par la nationalisation des mines, le vote universel et la réforme agraire – le code d’Education bolivien (1955) appelle à « arracher » certains vices et certaines pratiques considérés comme héréditaires, intrinsèquement liés à l’ethnie et au statut d’indien paysan, dans la droite lignée du discours paternaliste civilisateur de Diez de Medina qui présidait alors la commission de la réforme de l’Education (4). Entre 1953 et 1964, le nombre d’école double dans le pays avec l’objectif de construire une nation métisse et homogène en utilisant la castillanisation, les langues indigènes étant considérées comme une survivance archaïque. Le cholo bolivien – artisan ou ouvrier urbain « métisse » – est alors exalté par l’institution étatique. O. Harris montre que durant la seconde moitié du XXe siècle, la catégorie « indien » est liée à un haut niveau de pauvreté, un travail agraire rural de subsistance et une participation limitée au marché (7). Alors qu’en 1900 l’indigène est associé à l’impôt indigène et exclu du service militaire, à partir de 1952, l’indianité est associée à l’indigène-paysan ; ce qui n’est pas sans effet sur les recensements des populations. Dans la région de Cochabamba par exemple, les indigènes passent de 16 et 22% en 1848 et 1900 respectivement à 75% en 1950 (4). La population active rurale bolivienne représente 72,8% de la population en 1950, 47% en 1976, 37 % en 2001(8). En 2002, la pauvreté était de 81,7% dans le milieu rural (58,8% d’indigence) contre 47% (21,6%) dans le milieu urbain (8). La conception récente de « pauvreté » basée sur le revenu et effaçant progressivement le statut professionnel et ethnique, date en Bolivie du tournant néolibéral des années 1980. La catégorie métisse au XXIe siècle, loin d’être homogène culturellement comme ce fut le cas lors de l’Etat nationaliste de 1952, correspond plutôt à ce que signifie la classe moyenne(9).  Cette catégorie s’apparente à une position plutôt économique et sociale que « culturelle », « d’origine ». On sait par ailleurs que la probabilité d’être pauvre est de 16 points supérieurs pour un indien en Bolivie tandis que le taux de mortalité infantile est deux fois supérieur à celui des non-autochtones (10). En 2001, 5,3 millions (66,2%) de la population bolivienne s’auto-identifie comme étant indigène(11).

En 2017, l’agriculture emploie 30% des Boliviens, l’industrie 21% et les services 49% tandis que le travail informel représentait 71% des emplois non agricoles en 2009(12). Dès lors, il convient de s’intéresser à l’indigène réel c’est-à-dire tel qu’il se présente dans la société actuelle – le capitalisme au XXIs en Bolivie – comme paysans, ouvriers, commerçants, travailleurs informels, étudiants, fonctionnaires… L’indigène « en chair et en os » plutôt que l’indien fantasmé, romancé, précolombien qui a été malheureusement en grande partie massacré. L’indigène n’a pas disparu comme voudrait le faire croire la thèse libérale en vogue du « nous sommes tous métis » qui attribue le statut d’indigène aux seules tribus pré colombiennes, et non à l’indigène réel du XXIe siècle, voilant ainsi le racisme dans une « ethnicité globale » abstraite ne reflétant en rien l’ethnicité effective, concrète, socialement parlante. Cet aspect se devine dans le discours contradictoire de la classe supérieure bolivienne, qui, comme frappée de schizophrénie, parle alternativement de la disparition des indiens, tout en poursuivant son discours raciste d’une violence inouïe envers la majorité de la population bolivienne. De même concernant la religion, il ne faut pas tomber dans une division imaginaire d’un monde ancestral andino-amazonien et d’un monde moderne occidental, une grande partie de la population ayant mêlé des croyances andines et occidentales chrétiennes.

Selon Álvaro García Linera(13), la majorité de la population bolivienne des années 2000 est insérée « dans des structures économiques, cognitives et culturelles non industrielles et possède, outre d’autres identités culturelles et linguistiques [dont elle est porteuse] des habitudes et des techniques politiques résultant de sa propre vie matérielle et technique : le placement de l’identité collective au-dessus de celle de l’individu, de la pratique délibérative au-dessus de l’élective, de la coercition normative comme mode de comportement gratifiant au-dessus du libre choix et de l’accomplissement personnel, la dépersonnalisation du pouvoir, sa révocabilité par consensus, l’alternance dans les fonctions, etc., sont des formes de comportement qui parlent de cultures politiques opposées aux pratiques représentatives, libérales et partisanes […]».

De plus, García Linera indique qu’il existe « une logique propre au monde indigène mais ce n’est pas une logique antagoniste, séparée de la logique « occidentale » ». En d’autres termes, le monde indigène n’est pas séparé du monde capitaliste. Bien au contraire. Les indigènes sont incorporés, sous une forme directe ou indirecte, au système de production et marché de consommation. Comme l’explique fort justement K. Marx, le capital s’empare d’abord du travail dans les conditions techniques données par le développement historique avant de transformer progressivement le mode de production. Au cours du processus, il est évident que l’indigène réel du XXIe siècle ne peut persister comme indien imaginaire vivant dans un idyllique monde naturel, au sein d’un « primitivisme » non perverti par la civilisation capitaliste.

L’Etat plurinational : expression de l’évolution du rapport de force ?

L’arrivée au pouvoir en 2006 d’Evo Morales, d’origine populaire et indigène, a permis dans une certaine mesure de combattre la discrimination et la marginalisation fondées sur des critères racistes. La nouvelle Constitution (2009) définit ainsi la Bolivie comme « un Etat pacifiste, qui promeut la culture de la paix […], la coopération entre les peuples de la région et du monde, afin de contribuer à la connaissance mutuelle, à un développement équitable et à la promotion de l’intercommunalité […] » (10). Pour la première fois dans l’histoire bolivienne, les principes et pratiques indigènes politiques, économiques, juridiques, culturels et linguistiques sont reconnus sur un même seuil d’égalité par rapport aux « non indigènes ». La notion de « Peuple et nation Indigène-originaire-paysans » (art30.i) voit le jour et se voit reconnaitre ses « us et coutumes originaires » dont la « justice communautaire et l’autonomie indigène » au sein d’un « Etat unitaire social de droit plurinational communautaire » (art. 1), marquant ainsi la disparition d’une norme culturelle hégémonique nationale qui octroie à une minorité culturelle un statut spécifique (10). Les modes d’organisations politique et économique autochtone (ayllus notamment) sont reconnus au même titre que le système marchand capitaliste, le quechua et l’aymara deviennent des langues officielles au même titre que l’espagnol, le symbole autochtone Whipala est intégré comme symbole national officiel au côté du drapeau bolivien, etc.

Ce changement constitutionnel ne s’est pas fait sans une forte résistance de la bourgeoisie bolivienne, à l’exemple de la tentative de sécession de l’Etat de Santa Cruz en 2008 (14) et des agissements violents du Comité Civique de Santa Cruz, organisation d’extrême droite raciste proche de  l’église bolivienne et au service de la bourgeoisie de Santa Cruz. L’ Union de la jeunesse crucéniste, « bras armé » du comité, ouvertement phalangiste et fasciste (15), s’est illustrée en septembre 2009 en assassinant 18 paysans indigènes dans le département du Prado. La volonté de l’Etat d’imposer le nouveau statut « indigène » via l’Etat plurinational a provoqué de fortes tensions au sein de la société bolivienne. Ces tensions sont d’autant plus vives que le gouvernement Morales a impulsé une série de changements socioéconomiques significatifs, parmi lesquels 20% des boliviens sont montés dans la classe moyenne qui représente en 2017 58%, soit 2,2 millions de personnes en plus(7). L’émergence de cette nouvelle classe moyenne, désormais extrêmement hétérogène, a intensifié les contradictions à l’intérieur même de la classe moyenne et semble avoir donné lieu en son sein à une lutte de classe féroce. La classe moyenne traditionnelle, de profession reconnue, séparée géographiquement des quartiers populaires, portant des noms spécifiques, s’est vue « envahir » par la « classe moyenne ascendante » d’origine populaire, indienne. Cette dernière a désormais accès aux mêmes professions, le nouvel Etat plurinational ayant rendu possible son accès à des postes et avantages jusqu’à présent monopolisés par la classe moyenne traditionnelle (au sein des banques, institutions…)(16). Pendant les années Morales, les indigènes ont ainsi fait l’objet de campagne de dévalorisation au sein de la classe supérieure et de la fraction traditionnelle de la classe moyenne, illustrée par la racialisation du discours envers les nouvelles « classes moyennes populaires », par exemple lors de « l’invasion » des centres commerciaux du quartier Irpavi à La Paz en 2015(17).  Les « arrivistes indiens » étant perçus comme une concurrence réduisant les opportunités économiques de la classe moyenne traditionnelle. Le renforcement du racisme dans la société bolivienne apparait donc avant tout comme le reflet d’une peur de déclassement socio-économique des classes moyennes anciennes et classes supérieures.

Ecoutons à ce sujet notre Bourgeois bolivien qui voue une véritable haine à l’Etat plurinational : « Avec Morales les indiens ont intériorisé le fait qu’ils n’avaient pas besoin d’étudier pour obtenir des postes. Donc malgré la construction d’écoles, collèges, les Indiens disent à quoi bon envoyer mon fils à l’école, de toute façon il aura un poste puisqu’il est indigène. » Dans la même logique, l’université publique, autrefois réservée à une minorité, est également dévalorisée puisque désormais « envahie » par les indiens. Continuons, « L’indien a été mis à la tête de banque mais puisqu’il ne comprend rien, c’est l’employé non indigène qui lui explique comment faire, mais – dit-il en gloussant – l’indien est le patron […]. Les députés indigènes sont incompétents, ils ne connaissent rien à la politique, quand on leur demande de voter une loi, si Morales leur dit de voter ils votent bêtement sans comprendre la loi. » Notons ici que les députés indigènes sont depuis longtemps éloignés du mode de vie des classes populaires et peuvent être assimilés à la classe moyenne supérieure, mais certains ne se sont pas défaits de leur oripeau indigène, ce qui irrite fortement notre Bourgeois Bolivien.

On peut concevoir la classe moyenne bolivienne comme un champ de bataille où l’Etat conteste la hiérarchisation ethnique historique, via une lutte politique se cristallisant dans la Constitution plurinationale. La classe moyenne nouvelle, d’origine populaire semble avoir deux trajectoires sociales possibles : soit elle embrase la culture bourgeoise dominante, en se reniant en tant qu’indigène, soit elle revendique et lutte pour la légitimité de l’identité indigène. La première trajectoire conduit à l’intégration toujours plus grande dans le modèle économique capitaliste. La deuxième trajectoire débouche naturellement dans l’Etat plurinational d’Evo Morales et dans les liens toujours forts en Bolivie entre le monde rural paysan et les zones urbaines. Ce champ de bataille s’apparente à un processus dynamique et dialectique au sein des classes où chacune se positionne en fonction des bénéfices qu’elle peut tirer en termes de pouvoir, de reproduction et ascension dans la hiérarchie sociale. L’Etat ayant échoué à décoloniser le pays – nous reviendrons plus tard sur les causes de cet échec – les classes moyennes paraissent condamnées à évoluer lentement vers le reniement de leur caractère indigène et tout ce qui y est associé. Le reniement du caractère indigène peut donc être perçu comme une tentative d’échapper aux caractéristiques indiennes, populaires, stigmatisées et dénigrées dans une société bolivienne à l’image de la classe dominante, raciste. La tenue vestimentaire est perçue pour de nombreuses boliviennes – notamment les vendeuses des marchés urbains – comme un moyen de se défaire du stigmate de la chola afin d’être traitées autrement que comme des Indiennes, c’est-à-dire avec mépris et/ou condescendance (18). La chola se transformant alors en birlochita (chola qui a adopté le style vestimentaire notamment des classes sociales supérieures). Cette nouvelle classe moyenne pourrait donc en partie expliquer pourquoi les gens s’identifiant comme indigène ont largement diminué en Bolivie, passant de 5,3 à 2,8 millions (66,2 à 40,57%) entre 2001 et 2012(19).

Ceci nous permet de comprendre pourquoi notre hôte de Sucre, mais aussi la Présidente autoproclamée Janine Anez et l’instigateur clé du coup d’Etat, Fernando Camacho, « se croient blancs » et « méprisent les indigènes » selon une camarade bolivienne, alors que leurs origines ethniques sont incontestablement indigènes. Ces actes de reniement sont en quelque sorte une épreuve de passage, où il faut se défaire de ses oripeaux indiens, faire peau neuve ou plutôt peau blanche pour obtenir sa carte d’entrée dans le club de la classe dominante bolivienne. La mue complète, progressivement réalisée lors de l’ascension de classe, s’accompagne donc d’une acceptation de la colonisation interne qui vient s’ajouter à la néocolonisation économique actuelle. Tout se passe comme si les Indigènes ou métis de classe moyenne et supérieure allaient chercher leur anoblissement auprès de la bourgeoisie bolivienne historique, blanche et hispanique, comme du temps des caciques de « sang indien anobli par l’Espagne » auprès de l’empereur Carlos VI au 16e siècle. Actuellement l’idéal persiste chez la classe bourgeoise bolivienne de ressembler à la bourgeoisie européenne ou américaine tant sur le plan matériel, culturel que religieux.

Le coup d’Etat bolivien : un révélateur de l’échec du processus de décolonisation.

Le déferlement de racisme lors du coup d’Etat illustre l’échec de l’Etat plurinational et plus largement de la décolonisation interne de la société bolivienne. La perception tenace de l’Indigène comme inférieur dans la hiérarchie des êtres, moralement déficient, naturellement enclin aux pires excès tels que la violence, est un préjugé tenace de notre Bourgeois Bolivien et des classes moyennes traditionnelles. La présidente putschiste a pris possession des institutions en portant une bible géante dans les bras, et célébrant le fait que « la bible retourne enfin au palais présidentiel »(20). En 2013, elle assimilait les rites indigènes à du « satanisme ». Fernando Camacho, homme clé du coup d’Etat, avocat et homme d’affaire millionnaire, qui fut le plus jeune vice-président de l’Union de la jeunesse crucéniste en 2002 et président du comité civique crucénien jusqu’à la chute d’Evo Morales, a brandi la bible dans le palais présidentiel avant d’annoncer : « Pachamama ne reviendra jamais dans le palais. La Bolivie appartient au Christ. »

Tandis que les militants d’extrême droite brulaient la Whipala (21), des membres de l’armée bolivienne ont découpé la Whipala figurant sur leurs uniformes (22). C’est véritablement suite à ce dernier événement, sorte de détonateur, le 12 novembre soit déjà 48h après le coup d’Etat que les classes populaires sont sorties dans la rue. Ceci est important à analyser, car cela reflète l’importance du thème de l’indianité en Bolivie, de la conscience anti-coloniale, car le coup d’Etat n’est pas suffisant pour jeter spontanément les couches populaires dans la rue. L’élément fédérateur ultime est la défense de leur indianité, ouvertement attaquée par les putschistes, donnant lieu à une exacerbation de la lutte des classes. De l’autre côté, les fractions de la classe moyenne urbaine traditionnelle (« collectifs de citoyen », corporations médicales, comités civiques…) avec une idéologie conservatrice et raciste ont largement appuyé le coup d’Etat. D’innombrables actes d’agressions violentes ont ciblé les Indigènes, sur la place publique, dans les universités, parfois des vendeuses de rue(collas). Ces agressions sont commises par des groupes paramilitaires tels que les jeunesses crusénistes, les motoqueros de Cochabamba, resistencia juvenil cochala etc., rappelant à certains boliviens les bandes paramilitaires à l’époque de la dictature de Banzer. Au moins trente-six manifestants Indigènes ont été « abattus comme des chiens » juste après le coup d’Etat par l’armée et la police putschiste dont le langage ouvertement raciste a été largement rapporté, qualifiant les Indigènes « d’animaux », « sales chiens », « indiens de merde » lors de la répression des couches populaires(23).

La peur de l’Indigène était à son paroxysme dans le quartier bourgeois de Sopocachi de la Paz, dans la semaine qui a suivi le coup d’Etat, les bourgeois craignant un retour de flamme populaire. Toute la presse bourgeoise s’indignait des cris d’appel à la guerre civile des habitants d’El Alto, requalifiés pour l’occasion de « terroristes » ou « séditieux », alors qu’elle est restée de marbre face aux massacres de Senkata et Sacaba. Pendant ce temps-là dans les quartiers chics de Santa Cruz, les bourgeois vitupèrent ouvertement : « Qu’ils crèvent !».  Il est important de comprendre que loin d’être une « guerre de race » – prétendument agitée historiquement par les aymaras(4) – la guerre civile en question est en réalité une guerre de classe où se joue la question coloniale.

Largement sous-estimée en Bolivie sous Morales, la haine de l’Indien et de l’Etat plurinational chez les classes supérieures ne correspond pas à la vision angélique d’un Etat plurinational où chacun serait égal et se respecterait dans le meilleur des mondes. Lors d’une réunion populaire à Cochabamba, un camarade bolivien affirmait que Morales n’avait « rien fait pour décoloniser le pays », un autre ajoutait: « agiter la Wiphala est un geste de décolonisation ».

La non-hiérarchisation ethnique, l’égalité effective concrète entre l’Indien et le non-Indien ne pouvaient s’obtenir par un décret d’en haut. Car il n’y a pas eu dans la société bolivienne de changement des forces objectives, matérielles. Tant que le mode de production capitaliste survit, la bourgeoisie agit ainsi, porteuse de cette violence raciste. Par conséquent, l’Etat ne s’est pas donné les moyens de décoloniser le pays – sans doute ne le pouvait-il pas – et n’était donc pas en mesure de faire disparaitre ce racisme. De même « l’Économie plurielle » définie dans la Constitution de 2009 est pure chimère, car celle-ci prétend articuler les modes de production « étatiques », « privés », « sociaux et coopératifs » et « communautaires ». C’était sans compter sur le mouvement du capital, qui loin de laisser tranquille les modes de production non capitalistes, ne cesse de s’emparer de leurs travaux, de les mettre en concurrence, les courbant chaque jour un peu plus sous sa loi. Rappelons-nous de cette remarque très juste de Karl Marx : « L’échange de marchandise commence là où les communautés finissent », parfaitement illustrée par les conséquences funestes de la marchandisation du quinoa sur les communautés andines boliviennes. Sans changement de cette base matérielle de production historiquement coloniale, il parait illusoire de parvenir à se défaire de cet artefact colonial qu’est le racisme en Bolivie.

Le racisme en Bolivie : frein ou catalyseur de la lutte des classes ?

Le racisme en Bolivie est plus qu’ailleurs encore le reflet d’une position de classe socio-économique dont les racines sont historiques et de nature coloniale. Le pauvre en Bolivie est Indigène. Le pauvre non-Indigène est quasiment inexistant. Par conséquent, la question ethnique semble agir ici plutôt comme un catalyseur de lutte de classes qu’un élément de division de la classe exploitée, comme c’est par exemple le cas en France, aux Etats Unis et dans d’autres pays d’Amérique latine. À cet égard, il n’existe pas à l’intérieur de la classe exploitée bolivienne de division entre des camps hostiles, telle que la division entre les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais des cités industrielles anglaises au XIXe siècle, ou, de nos jours en France, entre les travailleurs pauvres issus de l’immigration et blancs, ou encore entre les travailleurs pauvres latino-américains, noirs, asiatiques et blancs aux USA. Dans l’Angleterre du XIXe, cet antagonisme artificiellement entretenu par tous les moyens dont disposaient le pouvoir (notamment la presse), était le secret du maintien de la domination de la classe capitaliste(24). Cet antagonisme n’existe pas en Bolivie aujourd’hui, et l’impuissance des classes exploitées rurales et urbaines dont les liens sont forts, semble plutôt résider dans leur absence d’auto-organisation. L’organisation de ces classes à travers le MAS a certes permis d’accéder au pouvoir en 2005 via la voie institutionnelle bourgeoise, mais celle-ci porte intrinsèquement l’impossibilité d’un coup décisif contre la bourgeoisie, comme a pu le montrer le coup d’Etat de novembre 2019.

La question « raciale » en Bolivie semble exacerber la lutte de classes. Elle a renforcé l’unité au sein des deux camps en confrontation. L’union sacrée des bourgeois face au péril indien, c’est-à-dire le péril populaire, a renforcé l’unité des dominés. L’apparition d’une nouvelle classe moyenne ascendante n’a en rien atténuée le racisme, la multiplication des contradictions au sein de la classe moyenne bolivienne en pleine expansion a au contraire exacerbé ce racisme.  Evo Morales l’avait parfaitement compris lors de ses années au pouvoir, et celui-ci n’hésitait pas à ressusciter des figures de la lutte populaire encore bien ancrées dans le cerveau des vivants, dont Bartolina Sisa et son époux Tupac Katari. Ce couple de guerrier aymara mena héroïquement une grande révolte autochtone contre les colons espagnols en 1781 sur l’altiplano bolivien, notamment à La Paz qu’ils assiégèrent. Ils furent finalement capturés par les barbares espagnols. Peu avant d’être démembré, Tupac Katari lançait cet avertissement prémonitoire, repris lors de chaque manifestation populaire au moment du coup d’Etat de novembre 2019 : « Vous ne faites que me tuer, mais demain je reviendrai et je serai des millions ».

Pour revenir aux années Morales, on drapa ainsi le processus de changement dans le costume des révoltes indiennes du 18es contre le colon espagnol. Le premier satellite bolivien est nommé Tupac Katari. L’université autochtone de Warisata est appelée Tupac Katari et on utilise largement le statut de héros national du couple héroïque lors des discours officiels de l’Etat. Cela ne doit pas faire oublier que Tupac Katari a mené une révolte armée des classes opprimées contre les classes dominantes, en l’occurrence les Espagnols. Cette révolte a tourné en tragédie. Qu’en est-il du processus de changement décolonial actuel ? Et que dire de la tentative de décolonisation de l’armée ? « Il convient de distinguer dans les luttes historiques, entre la phraséologie et les prétentions des partis, et leur constitution et leurs intérêts véritables, entre ce qu’ils s’imaginent être et ce qu’ils sont en réalité », disait Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Si l’indianité a été l’élément fédérateur majeur autour du MAS et d’Evo Morales, elle n’est pas venue épauler un projet populaire et concret de sortie du capitalisme. On peut ainsi comprendre comment bien qu’ayant largement redonné sa dignité au peuple indigène bolivien, Evo Morales n’a « rien fait pour décoloniser le pays ».

Peuple autochtone et bourgeoisie coloniale : Une coexistence impossible 

Déplaçons-nous dans le quartier chic de Sopocachi, autre bastion des classes supérieures de la Paz. Notre hôte, un camarade Bolivien d’origine familiale populaire affirme qu’une des « erreurs d’Evo Morales a été de vouloir séduire la classe moyenne », en allant jusqu’à faire venir à Santa Cruz en concert en 2013 le chanteur de la révolution cubaine Silvio Rodríguez, mais « cela ne fonctionne pas » ! « Morales a donné l’impression qu’on allait tous vivre en harmonie quelque soit notre ethnie et classe sociale… mais après 14 ans, le racisme est plus fort que jamais dans la classe moyenne supérieure ». Le père de notre hôte était blanc hispanique, sa mère indigène. Il prend désormais l’exemple de sa mère, qui pour essayer de s’intégrer, de bien se faire voir auprès de sa belle-famille blanche, cuisinait, leur offrait ou confectionnait des petites choses… mais cela avait pour unique conséquence de renforcer leur sentiment de supériorité et leur racisme. Il compare cette situation au XVIe siècle, lorsque les « indiens » faisaient des offrandes aux conquistadores, les accueillaient de la manière la plus courtoise et la plus noble possible, pour finalement se faire massacrer en retour. Etant donné le racisme et le sentiment de supériorité ethnique : « Je ne vois pas comment les gens pourrait un jour co-exister ». Là se trouve toute la difficulté en Bolivie, à la lutte des classes s’incorpore une lutte de décolonisation. Mais cette dernière peut également être perçue comme accélératrice de la première. Au décours de cette lutte populaire, il est probable peut-être même souhaitable que les résidus bourgeois, contraint par le rapport de force défavorable, s’enfuient en Europe et aux USA pour échapper à une coexistence qu’ils fuient déjà depuis 500 ans.

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Références

  1. GALEANO Eduardo, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, [1971], Pocket, 2001.
  2. Les termes indigènes et indiens sont utilisés indistinctement par la plupart des gens concernés en Bolivie au sein même des classes populaires originaires.
  3. MARTINEZ Françoise, « Régénérer la race ». Politique éducative en Bolivie (1898-1920), Éditions de l’IHEAL, Paris, 2010.
  4. STEFANONI Pablo, “QUE HACER CON LOS INDIOS…” y otros traumas irresueltos de la colonialidad, Plural Editores, La Paz, 2010.
  5. GARCIA LINERA Álvaro, La etnicidad como capital simbólico. Estructura social, clase y dominación simbolica en la obra de Pierre Bourdieu, Plural Editores, La Paz, 2019.
  6. Au XIX et XXe siècle, le castillan était nécessaire pour faire valoir des droits à la propriété de terre devant les tribunaux d’Etat. STEFANONI Pablo, op. cit.
  7. VILLANUEVA RANCE Amaru. « Bolivia : la clase media imaginada ». Nueva sociedad. février 2020. Consulté sur https://nuso.org/articulo/bolivia-la-clase-media-imaginada/.
  8. ROUX J-C, 2005, La question agraire en Bolivie: La crise agraire en Bolivie : entre agriculture « ethnique » et agriculture de rente dans la mondialisation. consulté sur http://www.museum.agropolis.fr/pages/savoirs/question_agraire_bolivie/utopie_rurale.pdf.
  9. BARRAGÁN Rossana. 2006. «Más allá de lo mestizo, más allá de lo aymara: organización y representaciones de clase y etnicidad en La Paz» . Consulté  sur: https://www.researchgate.net/publication/26472215_Mas_alla_de_lo_mestizo_mas_alla_de_lo_aymara_organizacion_y_representaciones_de_clase_y_etnicidad_en_La_Paz.
  10. C. LACROIX Laurent, Le GOUILL Claude, « Le « processus de changement » en Bolivie. La politique du gouvernement d’Evo Morales (2005-2018) », IHEAL, Paris, 2019.
  11. Servicios de Comunicación Intercultural, Bolivia Censo 2012: Algunas claves para entender la variable indígena. Consulté sur:http://www.servindi.or/actualidad/94399.
  12. LO/FTF Council Analytical Unit. Avril 2018. Perfil del Mercado Laboral 2018. Consulté sur http://dicyt.uto.edu.bo/observatorio/wp-content/uploads/2019/04/Perfil-mercado-laboral-Bolivia-2018.pdf.
  13. HARNECKER Marta, « Amérique Latine : Laboratoire pour un socialisme du XXIe siècle. », Les Éditions Utopia, 2018.
  14. Historiquement, la bourgeoisie traditionnelle du croissant oriental (Santa Cruz, Beni, Pando, Tajira), d’extrême droite, privilégie un projet d’autonomie de type fédéraliste.
  15. L’Union de la jeunesse crucéniste a été fondée en 1957 par Carlos Valverde Barbery, dirigeant de la Phalange socialiste bolivienne, créée vingt ans plus tôt sur le modèle des brigades franquistes en Espagne. Elle est considérée comme un groupe paramilitaire par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). Être phalangiste demeure une condition pour rejoindre l’Union de la jeunesse crucéniste. Valverde Barbery explique : « L’Union de la jeunesse crucéniste a été créée pour être le “bras armé” du comité, se chargeant non seulement de la lutte de rue mais aussi de l’endoctrinement populaire et du soutien militaire au comité. » Le salut fasciste est la norme lors des réunions de l’organisation. Source: Mariette Maëlle. En Bolivie, sur la route avec l’élite de Santa Cruz. juillet 2020. Le Monde diplomatique.
  16. GARCIA LINERA Álvaro. 2018. La asonada de la clase media decadente, consulté sur https://bitacoraintercultural.org/wp-content/uploads/2019/03/BITACORA-INTERCULTURAL-N%C3%9AMERO-1-14-02-19.pdf.
  17. http://www.cochabandido.com/2015/01/ahora-hay-mas-movimiento-economico-gracias-a-mi-teleferico-bolivia.html.
  18. MARCHAND Véronique. 2009. Pollera y vestido, le langage socioethnique du vêtement : migration, génération, profession et instruction. Cahiers des Amériques latines. Consulté sur http://journals.openedition.org/cal/1459.
  19. http://www.condistintosacentos.com/donde-estan-todos-los-indigenas-un-estudio-sobre-la-variacion-en-las-adscripciones-etnicas-en-bolivia/.
  20. https://elpais.com/internacional/2019/11/12/america/1573566340_453048.html.
  21. https://twitter.com/BenjaminNorton/status/1193689050894475264?s=20.
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  23. IHRC. Aout 2018. « They Shot Us Like Animals »: Black November & Bolivia’s Interim Government. Consulté le 10.08.2020 sur http://hrp.law.harvard.edu/wp-content/uploads/2020/07/Black-November-English-Final_Accessible.pdf.
  24. MARX Karl, ENGELS Friedrich. Le parti de classe (II). L’Internationale et un pays dépendant, l’Irlande. consulté sur https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/parti/kmpc062.htm#ftn1.

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